25
Le cimeterre
et le charbon
— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama une chouette lapone à moitié ivre.
— On dirait une comète !
— Naaan, ch’est tro-trop près pour une comète, bredouilla un hibou grand duc.
Une chevêchette, qui tenait remarquablement bien la liqueur de bingle malgré sa petite taille, s’écria soudain :
— Le cimeterre de H’rath !
— Un scrome ! Le scrome du roi H’rath ! s’étrangla un compère en basculant de son perchoir.
Par chance, il retrouva l’usage de ses ailes juste avant de s’écraser au sol.
— C’est pas un scrome ! beugla la chevêchette. C’est la reine, la reine Siv… La reine du N’yrthghar.
— Oh, grand Glaucis ! souffla un énorme harfang.
Il lâcha un rot tonitruant juste au moment où Siv se posait au sommet de l’arbistrot.
— Votre Majesté !
Il tenta d’esquisser une révérence mais il piqua du bec et se retrouva pendu à la branche, la tête en bas.
Siv brandit haut son cimeterre afin que chacun puisse le voir.
— Arbistrotier, range ta liqueur de bingle. Vous autres, sortez de votre ivresse !
Un profond silence s’abattit sur l’arbre. « Drôle de troupe, pensa-t-elle amèrement. Si seulement j’avais encore mon armée… »
— Je ne suis pas un scrome. Mon époux, le bon roi H’rath, est mort. Mais nous avons un fils. Son nom est Hoole, déclara-t-elle d’une voix forte.
Un « aaaah » ébahi monta des perchoirs.
— Je sais que bon nombre d’entre vous se sont battus aux côtés des troupes h’rathiennes. En tant que reine du N’yrthghar, je réclame instamment votre aide. Et je prie également ceux qui appartiennent à d’autres royaumes de m’apporter la leur. Battez-vous pour une noble cause. Hoole court un grave danger. Lord Arrin et une unité d’élite de hagsmons sont en route pour Par-Delà le Par-Delà. Ils ont l’intention d’assassiner le prince Hoole, l’héritier du roi H’rath.
De nouveaux murmures étouffés accueillirent cette information.
— Les hagsmons volent vers les Royaumes du Sud ? s’enquit une chouette des terriers.
— Oui, c’est la triste vérité. Lord Arrin a réussi des percées dans le N’yrthghar. Il est à deux griffes de s’emparer du palais du Hrath’ghar. Nous sommes en train de perdre la guerre et notre dernier espoir s’envolera s’il parvient à capturer ou à tuer le prince. Je vous connais, vous les chouettes des Royaumes du Sud. Vous êtes braves, intelligentes et pleines de compassion ; jamais vous ne succomberiez aux sortilèges méprisables de la nachtmagen. Ensemble, nous lutterons pour le bien, la fraternité et l’honneur. Qui me rejoindra dans cette bataille contre la tyrannie, contre la nachtmagen ? Qui veut se joindre à moi pour sauver l’âme même du peuple chouette ?
— Moi !… Moi !… Vive la reine ! Vive notre reine Siv !
Une clameur assourdissante s’éleva des branches. L’arbistrotier n’avait jamais vu autant de clients dessoûler d’un coup dans son établissement.
La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre à travers les forêts de Tyto, du Pays du Soleil d’Argent, des ombres, et même jusqu’au désert du Sud : la reine était vivante. Tenant fermement le cimeterre entre ses serres, Siv avait pris la tête d’une armée de vétérans hétéroclite, composée de Pattes Graissées, d’ivrognes et des survivants des troupes h’rathiennes que Joss avait pu réunir. Le messager lui-même ainsi qu’un vieux lieutenant, lord Rathnik, l’encadraient et la protégeaient des vents contraires afin de faciliter son vol. Elle refusa catégoriquement qu’une troisième chouette vienne se placer devant elle : aucun chef digne de son gésier n’allait au combat sans se mettre en première ligne.
Rose des Neiges en personne la suivait. La troubaplume avait abandonné sa vie nomade pour rejoindre l’ordre des sœurs glauciscaines le temps de se rendre à l’évidence : sa vocation n’était pas de méditer. En entendant parler de l’appel de la reine Siv, elle avait pris la décision de s’engager. Elle en avait assez de voler de droite et de gauche sans savoir où elle allait ni pourquoi. Elle se joignit donc à un groupe qui volait vers le sud à la rencontre de l’armée grandissante. Elle faillit partir en vrille (ce qui eût été très humiliant pour une ex-troubaplume) lorsqu’elle reconnut en Siv sa vieille copine Elka !
L’armée progressa à vive allure et pénétra dans Par-Delà le Par-Delà à l’aube. Elle se dirigea sans perdre un instant vers le cercle des volcans. Puis Siv demanda à ses troupes, à l’exception du Régiment de Glace de H’rath, de faire halte. Elle voulait voir son fils et Grank seule afin de les préparer au choc.
Parvenue en vue des volcans, elle retint une exclamation. C’était le crépuscule, ou l’ombrée comme disent les chouettes, cette heure qui s’écoule entre le dernier rayon de soleil et les premières ombres de la nuit. Jamais de sa vie elle n’avait assisté à un spectacle aussi splendide. Les cinq volcans étaient en éruption. Tandis que le disque solaire sombrait derrière l’horizon, les rouges et les oranges flamboyants de la lave en fusion ressortaient sur le ciel lavande. Entre les flammes gigantesques, une chouette volait avec une grâce indéfinissable.
— Hoole, murmura Siv, le souffle coupé.
L’air radieux, il attrapait des charbons flagadants l’un après l’autre, comme il aurait cueilli des fleurs.